Prof. émérite Dr. Bernard Spitz : "L'avortement : entre droit fondamental et crime contre l'humanité"

Auteur / Source : Publié le : Thématique : Début de vie / Avortement Actualités Temps de lecture : 8 min.

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Le Prof. émérite Dr. Bernard Spitz est médecin et professeur émérite à l'Université Catholique de Louvain, où il a enseigné l'obstétrique et la déontologie médicale. Dr. Spitz est le (co-)auteur de « Quand vous perdez une grossesse précoce » (2010) et « Devenir Maman » (2021). En tant que médecin et enseignant, le Dr. Spitz s'est engagé pour une médecine accessible et humaine.

L'avortement, l'interruption intentionnelle d'une grossesse, est un sujet qui suscite depuis longtemps des débats passionnés au sein de la société et du pouvoir législatif. Il se situe sur la ligne fine entre le droit à l'autodétermination et la protection de la vie de l'enfant à naître. Dans cette contribution, nous souhaitons examiner la complexité de l'avortement, mais plutôt en tant que principe, à un niveau méta, détaché de la pratique clinique concrète. Cela présente l'avantage de ne pas porter atteinte à des cas individuels, parfois déchirants. D'un point de vue historique et futuriste plus large, nous voulons situer la problématique de l'avortement dans le vaste champ de tension entre droit fondamental et crime contre l'humanité, avec pour objectif d'explorer des perspectives aussi larges que possible qui pourraient contribuer à une dépolarisation sociétale de cette question.

L’éthique de l’avortement

L'une des questions centrales du débat sur l'avortement est celle de sa justification éthique. Les partisans de l'avortement affirment souvent que le droit à l'autodétermination des femmes prime, leur conférant le droit de décider de leur propre corps et avenir. Selon cette perspective, une femme a le droit de mettre fin à une grossesse si elle le juge nécessaire, quelle qu'en soit la raison.

En revanche, les opposants à l'avortement soulignent la valeur intrinsèque de la vie humaine, même à ses premiers stades. Ils considèrent l'enfant à naître comme un individu doté de droits inhérents, dont le droit à la vie. Selon cette perspective, l'avortement équivaut à mettre fin à une vie humaine et est donc inacceptable. Ils voient des alternatives plus humaines aux raisons souvent psycho-socio-économiques qui sous-tendent la demande d'avortement.

L’avortement en tant que droit fondamental

Dans de nombreux pays, l'avortement est régi par des lois qui limitent ou protègent le droit des femmes d'interrompre une grossesse. Ces lois varient considérablement, allant de la légalisation quasi-totale à l'interdiction complète, et peuvent se baser sur divers critères tels que la durée de la grossesse, les raisons de l'avortement, la santé de la femme, différentes formes d'état d'urgence, etc.

Le droit à l'avortement est souvent lié à des concepts plus larges de droits de l'homme et de droits fondamentaux. Les droits humains universels, tels qu'énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l'homme des Nations Unies, représentent des normes de base applicables à tous, indépendamment de leur nationalité, origine, sexe, religion ou toute autre condition. Ces droits comprennent des éléments tels que le droit à la vie, le droit à la santé, la liberté, l'égalité et la dignité. Trouver un équilibre entre ces droits constitue un défi pour les législateurs et les tribunaux du monde entier.

Inspirée par les droits fondamentaux, la législation locale a sans aucun doute une influence complexe, mais potentiellement profonde sur la perception éthique. Lorsqu'une loi, ou encore plus symboliquement une constitution, légalise ou criminalise un comportement, elle peut marquer ce comportement comme socialement acceptable ou inacceptable. Par exemple, si l'avortement est légal, cela est généralement perçu par la société dans son ensemble comme éthiquement acceptable, bien que certains individus puissent encore le considérer comme immoral.

Les lois peuvent également contribuer à façonner les normes sociales en régulant certains comportements. Si une loi interdit la discrimination, cela peut aider à promouvoir une norme sociale et un sentiment éthique d'égalité et de respect. Les lois peuvent également sensibiliser les individus et la société dans son ensemble. Par exemple, les lois régissant la consommation d'alcool et de tabac peuvent contribuer à une prise de conscience des risques pour la santé de ces substances. Les lois sur le consentement éclairé dans un contexte médical peuvent favoriser un processus de décision mûr et réfléchi.

En somme, les lois peuvent contribuer à des changements dans les perceptions et normes éthiques de la société, tout en étant un baromètre de la culture éthique. En fin de compte, les droits de l'homme universels peuvent être utilisés à la fois pour soutenir ou s'opposer à l'interruption de grossesse. Par exemple, le but explicite et la base d'évaluation de la loi néerlandaise sur l'avortement (1984) est de "protéger la vie humaine à naître tout en apportant de l'aide à la femme enceinte involontaire". Personne ne conteste qu'il est bénéfique de sortir l'avortement de l'illégalité, mais même Simone Veil, la mère de la loi française sur l'avortement de 1975, espérait que l'avortement deviendrait finalement inutile.

L’avortement en tant que crime contre l’humanité

Selon le droit international, les crimes contre l'humanité sont des violations graves, systématiques et à grande échelle des valeurs humaines fondamentales concernant des groupes de population ou des parties de la population, et sont considérés comme des crimes qui touchent l'humanité entière dans son âme. C'est l'Holocauste, avec ses 6 millions de victimes – Juifs mais aussi Roms, personnes handicapées, homosexuels... – qui a conduit à ce concept. Les génocides en Arménie (1915-1923) avec 1,5 million de victimes, au Rwanda (1994) avec 800 000 victimes, au Cambodge (1975-1979) avec 1,5 à 2 millions de victimes, en Bosnie (1992-1995) avec 100 000 victimes, et les purges sous Staline de 1936 à 1938 avec des millions de victimes, relèvent du Statut de Rome relatif à la Cour pénale internationale.

En plus des génocides, l'impérialisme brutal et le colonialisme, avec exterminations, déplacements et destructions de cultures, l'esclavage et le racisme peuvent être considérés comme des "World’s Wrongs" (les torts du monde). Il est éclairant, mais aussi bouleversant, de constater que certains groupes de population ont été déniés d’un statut juridique et moral par les détenteurs du pouvoir. Les esclaves, peuples autochtones, femmes, individus LGBTQ+... ont été systématiquement déshumanisés à divers degrés pour justifier leur exploitation, discrimination, marginalisation et extermination.

D’un tel point de vue, on peut se demander si l’avortement peut être considéré comme un crime contre l’humanité. Car le fait de mettre fin délibérément à une vie humaine, par analogie avec les exemples mentionnés ci-dessus, constitue une violation grave du droit à la vie et de la dignité humaine. Surtout lorsque cela se fait sans justification légitime, sauf le déni de son statut moral et juridique.

Comparaison avec d’autres crimes

L'Holocauste est généralement reconnu comme l'un des chapitres les plus sombres de l'histoire humaine. Aujourd'hui encore, la question se pose de savoir comment un crime d'une telle ampleur a pu se produire, et si et comment il pourrait se répéter à l'avenir. Les conditions politiques et économiques après la Première Guerre mondiale, mais aussi une propagande soigneusement orchestrée contre les "sous-hommes" (Untermenschen), une indoctrination systématique et une diabolisation sont invoquées comme facteurs explicatifs. Mais l'institutionnalisation des idéologies racistes dans la législation, l'indifférence d'une grande partie de la population et l'ignorance (ou le refus de savoir) ont également contribué à l'insensibilité de beaucoup face aux souffrances des autres.

Pour éviter les récidives, en particulier lorsque la pensée nazie refait surface, il est jugé important de maintenir vivant le souvenir de ce drame humain. Cela inclut des programmes éducatifs et des visites de lieux tels que la caserne Dossin, Auschwitz, Birkenau ou le Mémorial de l'Holocauste Yad Vashem à Jérusalem.

Comparer l'avortement à des crimes contre l'humanité peut sembler exagéré ou injustifié. Cependant, l'avortement est aujourd'hui, avec environ 70 millions de victimes annuelles, la principale cause de perte de vie humaine. À l'échelle mondiale, cela représente, indépendamment de l'horreur de chaque procédure d'avortement, une montagne de souffrance presque insoutenable. Pourtant, cette réalité inconfortable divise les sociétés dans leurs médias, leurs réflexions, leurs politiques et leurs lois. À la base de cela se trouve principalement un manque de consensus sur la valeur et les droits de la vie humaine, l'impuissance à accorder un statut quelconque à la vie avant la naissance. Nous ne semblons pas encore capables de vivre de manière cohérente avec un statut minimal pour le fœtus.

Il n'est pas exclu, et même probable, qu'à l'instar des esclaves, des non-blancs, des femmes... l'attitude sociétale vis-à-vis des droits fœtaux évoluera en fonction des avancées scientifiques, des changements dans les normes culturelles et des cadres législatifs. Mais la vitesse de cette évolution est difficile à prévoir. Aujourd'hui, nous pouvons déjà nous réjouir qu'il ne vienne à l'idée de personne d'ancrer dans une constitution un droit à l'esclavage, au racisme ou à la peine de mort.

Leçons tirées de l’histoire

Les taches honteuses de l’histoire ont été rendues possibles par la diabolisation et la déshumanisation systématiques de certains groupes de population ou de catégories de personnes. Il est important de veiller à ce qu'une rhétorique et des tactiques comparables ne soient pas utilisées dans le débat sur l'avortement. Il est de notre devoir de rester critiques envers les médias, la politique et la législation concernant leur rôle dans la banalisation d'une pratique horrible et dégradante, ainsi que pour leur cécité face à la perspective historique.

Un moyen crucial de prévenir les crimes "en devenir" contre l'humanité est l'éducation et la sensibilisation. Cela doit idéalement se faire en amont et en dehors du contexte clinique concret, qui, outre le consentement éclairé minimal, exige surtout une attitude de soin humain. En sensibilisant les gens de manière opportune et objective à l'ampleur du problème, à ses causes et à ses conséquences, nous pouvons les aider à reconnaître l'injustice et à militer pour des solutions alternatives.

Promouvoir sans cesse une écoute mutuelle et un dialogue ouvert entre différentes visions peut combattre les préjugés et aider à trouver des solutions constructives à des questions éthiques complexes comme l'avortement. La confrontation avec l’histoire est également importante si nous voulons évoluer vers une société durable, plus inclusive et juste.

Du point de vue d'une philosophie chrétienne, la priorité reste de défendre les groupes les plus vulnérables de la société : les sans-voix, les oubliés, les invisibles, les sans-défense, ceux qui ne sont pas immédiatement attendrissants. Cela inclut non seulement la prévention des dommages physiques directs, mais aussi la garantie d’un accès chaleureux aux droits fondamentaux, à l’« appartenance ».

Conclusion

L'avortement est un sujet complexe et inconfortable qui soulève des questions éthiques, juridiques, sociales et historiques profondes, mais qui offre à notre société une occasion exceptionnelle de créativité et d’humanisation. C'est sans doute l'un des plus grands chantiers éthiques de la prochaine époque, et il ne sera pas résolu en l'ignorant. En perdant une grossesse, on ne perd pas seulement un embryon ou un fœtus, mais aussi du liquide amniotique, un cordon ombilical, un placenta. On perd non seulement la vie dans sa pure précocité, mais aussi la sécurité, le lien et la confiance. Et ne sont-ce pas là nos défis immédiats les plus pressants ?

 

Article original publié en néerlandais sur Custodes.

 

Retrouver l'intervieuw de Bernard Spitz, invité à la Chronique de Bioéthique sur RCF :