Ces dernières années, des études ont été réalisées pour mesurer les bénéfices d’une nouvelle technique de conservation et de réhabilitation des organes de donneurs décédés après une mort par arrêt circulatoire. La technique de perfusion régionale normothermique (PRN) vise à réanimer des organes, et notamment le cœur, pour les rendre aptes à la transplantation. Elle consiste à faire circuler du sang oxygéné jusqu’à ce que l’organe se remette à battre. L’opération a donc lieu in situ, dans le corps du donneur. Entre janvier 2020 et octobre 2021, 10 transplantations cardiaques et thoraciques ont été réalisées avec cette technique après un décès circulatoire par le New York University Langone Medical Center. Si cette technique semble prometteuse sur le plan médical, elle remet en question les critères qui permettent de déclarer le donneur comme mort et suscite l’interrogation des médecins.
La technique PRN et l’arrêt cardiaque contrôlé
Actuellement, le don après mort cérébrale (AVC, traumatisme crânien) est la méthode de don d'organes la plus courante. Il y a arrêt irréversible de toutes les fonctions du cerveau et cela entraine l’arrêt de la respiration spontanée puis l’arrêt du cœur. Pour prélever des organes de bonne qualité, on entretient artificiellement la respiration et l’opération de transplantation d’organes a lieu à « cœur battant ». Il y a cependant très peu de donneurs en état de mort cérébrale.
Pour remédier à la pénurie d’organes, les médecins se tournent depuis quelques années vers des patients qui ne sont pas en état de mort cérébrale mais dont les lésions neurologiques sont suffisamment graves - AVC par exemple - pour affecter leur vie. La mort de ces patients est donc établie sur des critères circulatoires et respiratoires. Elle intervient après l’arrêt ou la limitation des traitements, ce qui correspond à la catégorie 3 selon la classification de Maastricht*. Le décès est donc contrôlé en vue du prélèvement d’organes.
Lorsqu’il s’agit d’un décès circulatoire après arrêt ou limitation des traitements, la règle consiste à débrancher le respirateur artificiel et à attendre 5 minutes pour s’assurer que le cœur ne reparte pas spontanément. Cela permet de déclarer que le patient est mort selon les critères circulatoires. Avec la technique de perfusion normothermique, les médecins font repartir l’activité du cœur et des poumons en faisant passer du sang rempli d’oxygène dans les organes abdominaux et dans le cœur. Cette technique permet d’évaluer in situ et avant même la transplantation si l’organe souhaité est de bonne qualité et apte à la transplantation. De plus, la perfusion des organes évite leur détérioration. Cette technique pourrait permettre de pallier la pénurie d’organes pour le don et notamment de cœur. Cependant, dès lors que la mort n’est pas cérébrale, c’est-à-dire décrétée par l’arrêt irréversible de toutes les fonctions du cerveau, elle doit être établie par le constat de l’arrêt irréversible de la circulation. Or la perfusion régionale normothermique rétablit une circulation artificielle dans les organes du donneur, ce qui remet en question le critère de mort circulatoire.
Une technique qui interroge la règle du donneur mort
Certains médecins considèrent que la technique de perfusion normothermique réanime les patients grâce au retour de la circulation sanguine. Il ne serait donc plus possible selon eux de parler de mort selon les critères circulatoires (par arrêt cardio-respiratoire). Pour d’autres médecins cependant, il ne s’agit pas de réanimer le patient mais simplement de mettre en place un dispositif qui permet de récupérer des organes en bon état. Ils considèrent que le patient est dans un état de mort cérébrale dans la mesure où son cerveau n’est plus alimenté en oxygène.
La règle du donneur mort (dead donor rule, DDR) pose que le donneur doit être mort avant de procéder au don. Autrement dit, le don ne doit jamais être la cause de la mort. Or, la technique NRP on fait repartir la circulation des organes mais sans intention de réanimer le patient. Le donneur n’étant pas en état de mort cérébrale, il est essentiel de s’assurer que le cerveau lui, n’est pas alimenté en oxygène. Les médecins doivent alors boucher l’aorte thoracique ou bien ligaturer les vaisseaux cérébraux. De cette façon, ils s’assurent que les flux sanguins ne repartent pas vers le cerveau. Ici apparait un autre problème dans la mesure où la ligature des vaisseaux cérébraux est un acte qui ne vise pas à apporter du confort au donneur - celui-ci est réputé mort - mais à empêcher de restaurer certaines fonctions du cerveau. Or, il n’est pas certain que cette opération suffise à s’assurer de l’absence totale de flux vers le cerveau. L’incertitude du diagnostic de la mort selon les critères circulatoires mais aussi cérébraux pose question à de nombreux médecins car la règle du donneur mort ne serait pas respectée.
Dans ce contexte, la question se pose en effet de savoir si la mort n’est pas liée au prélèvement d’organes lui-même. Dans la mesure où il ne s’agit pas d’une mort cérébrale et dans le doute concernant la possibilité que des flux sanguins ne transitent vers le cerveau, il faudrait pouvoir s’assurer que le délai de 5 minutes à respecter avant toute intervention sur le corps du donneur potentiel provoque des dommages irréversibles au cerveau. Si c’est le cas, on peut alors parler de mort cérébrale et la ligature des vaisseaux et de l’aorte ne pose pas de problème. Mais aucune étude à ce jour n’a été faite pour savoir si, après les 5 minutes le cerveau est vraiment irrécupérable. L’incertitude demeure donc quant au fait de savoir si la décision d’arrêt des traitements suivie de la ligature des vaisseaux cérébraux n’accélère pas voire ne provoque pas la mort cérébrale du patient.
Préserver les organes, au péril du donneur ?
D’un côté, l’arrêt des traitements évite l’obstination déraisonnable. De l’autre, la distinction est parfois difficile entre cette décision de limitation/arrêt des traitements qui est faite dans l’intérêt du patient, et le passage à la démarche de prélèvement. En effet, la mise en place des mesures médicales préliminaires en vue du don bousculent parfois la fin de vie du patient. Mais d’un autre côté encore, cette technique permet de respecter l’autonomie et la volonté du patient qui veut donner ses organes dans la mesure où ceux-ci seront en meilleur état.
La question de l’intention de l’acte médical est ici centrale. Est-il acceptable d’interrompre le flux sanguin vers le cerveau dans le but de prélever les organes et non pour soulager le patient qui ne souffre déjà plus ? Cette question se pose également dans le fait de distinguer la vie de la personne et sa vie biologique. Peut-on réanimer des organes sans intention de réanimer le patient ?
La question du rapport bénéfice/risque se pose avec insistance devant l’incertitude du diagnostic de mort. D’un côté, la technique PRN permet d’avoir des organes en bon état. Mais de l’autre, la reprise de l’activité cardiaque qu’elle implique fait courir le risque d’une reprise même partielle de l’activité cérébrale. Est-ce acceptable pour le donneur, mais également pour la personne qui recevra le ou les organes ?
Une intrusion technique au cœur de l’agonie
Avec cette technique, l’intervalle entre la vie et la mort que l’on appelle l’agonie - ou le « mourir » - est perturbé par l’intervention humaine. De façon générale, lorsqu’il s’agit d’un donneur mort, la nécessité de préserver les organes oblige à procéder rapidement à leur reperfusion après l’arrêt des traitements avant même de connaître la volonté exprimée par la personne de son vivant. Dans le cas d’une opposition, toutes ces manœuvres auront été pratiquées contre le consentement du patient. Deux problèmes se posent ici. Il y a tout d’abord une possible instrumentalisation du corps. D’autre part, il y a un risque d’atteinte non pas à la vie mais du moins à la fin de vie du patient, dans la mesure où il n’est pas en état de mort cérébrale. C’est donc plus largement le prélèvement selon la catégorie de Maastricht 3 qui pose problème. Le risque du double effet est-il acceptable dans la mesure où, en voulant préserver les organes du donneur, on risque d’accélérer voire de provoquer sa mort ? Dans ce cas, le bénéfice qui consiste à obtenir des organes en bon état pour sauver des vies serait nul, et l’intervention moralement inacceptable. En effet, une personne ne peut jamais être utilisée comme un moyen mais toujours considérée comme une fin. Ces questions invitent donc à une grande prudence avec cette technique, dans l’attente d’études supplémentaires permettant de confronter cette technique à l’interprétation des critères de mort.
*La classification internationale de Maastricht différencie 4 groupes de patients selon le contexte dans lequel le décès par arrêt cardio-respiratoire est survenu.