Quels enjeux éthiques et philosophiques profonds la crise sanitaire actuelle révèle-t-elle ? Laura Rizzerio, Professeur de philosophie à l'Université de Namur, a répondu aux questions de l'IEB.
Sur la crise actuelle
Dans votre chronique publiée la semaine dernière dans La Libre Belgique, vous avez insisté sur l'importance de la notion de bien commun, tant à court qu'à plus long terme, pour faire face à la pandémie. Comment, dans ces moments de crise, parvenir à définir ce qui constitue précisément le bien commun d'une société ?
La notion de « bien commun » n'est pas facile à préciser. Je voudrais dire ici qu'elle n'est pas, selon moi, à comprendre comme l'identification de ce bien avec un bien "substantiel" qui serait "quelque part" et qui constituerait le but vers lequel les intérêts de tous devraient converger. Comme précisait déjà Aristote en son temps, le bien peut être estimé bien parce qu'il est avant tout le bien "pour moi". Le point est alors de comprendre ce que « pour moi » signifie. Après avoir dit que le "bien" est le bien pour moi », Aristote lui-même insistait sur le fait que l'homme est un "vivant politique", en comprenant par là que l'humain est un vivant conscient d'être en relation avec d'autres vivants et capable de viser le bien et le juste reconnus comme tels pour tous les autres vivants lui ressemblant. Aujourd'hui, dans notre société, s'est imposée l'idée que le vivant humain doit être pensé comme un individu dont la réalisation se mesure à la conquête qu'il peut faire de son autonomie, comprise celle-ci comme "indépendance" et comme "liberté" presque absolues, dont les limites ne sont marquées que par la "non-nuisance" envers autrui.
C'est cette compréhension du « pour moi » qui rend difficile la visée du bien commun, parce qu'elle rend difficile de se saisir comme un être en relation avec autrui et avec l'environnement. Or, la crise du coronavirus nous fait comprendre que notre indépendance, ainsi que la conception de notre liberté comme absolue sont un leurre et que, de fait, dans le bien comme dans le mal, nous sommes tous liés, ne pouvant exister que dans l'interdépendance. C'est une évidence dans les sociétés frappées par la pandémie. On peut en citer mille et un exemples. Personne ne peut aujourd'hui affirmer qu'il pourra sortir de la crise sans l'aide d'autrui. Le slogan le plus répété est d'ailleurs « restez à la maison, pensez aux autres ». Il serait très improbable d'entendre quelqu'un dire aujourd'hui qu'il peut « faire seul », sans tenir compte d'autrui. La notion d' « individu indépendant » est en train de voler en éclat. Et c'est un bien. Il faut qu'on en tire profit.
Que pensez-vous des directives de certains hôpitaux qui préconisent, si deux patients présentent le même niveau d'urgence médicale, de privilégier le patient le plus jeune en cas de saturation hospitalière ?
Je ne suis pas médecin et donc je ne m'exprime pas ici comme un expert, mais je pense que le « tri » des patients aux urgences est une procédure bien rodée que les médecins apprennent déjà dans leur formation et qu'ensuite ils pratiquent constamment dans les situations d'urgence. La médecine d'urgence demande en effet ce genre de tri, car en cas d'un afflux important de patients, et ne pouvant pas soigner tout le monde, il faut choisir ceux qui ont le plus de chance de profiter des soins et de guérir si ces soins leur sont prodigués.
Autre chose, cependant, est de dire que certains individus ne pourront pas être reçus à l'hôpital quel que soit leur état ou la situation des hôpitaux (par exemple les personnes ayant dépassé un certain âge, ou présentant un handicap ou des comorbidités). Ce tri fait au préalable, comme une sorte de « norme » imposée avant qu'effectivement les hôpitaux ne se trouvent à saturation et/ou pour éviter celle-ci, me paraît indigne d'une société qui veut prendre véritablement à coeur le soin de sa population, et surtout de celle qui est la plus vulnérable.
Je ne sais pas si ce tri au préalable a effectivement été appliqué, mais quand on voit le taux de (sur)mortalité des personnes vivant en maison de repos , ou l'hésitation avec laquelle on a pris en charge les prisonniers, les migrants ou les SDF (et leurs soignants), on peut se poser des questions.
Dans la plupart des maisons de repos, des personnes âgées sont privées de tout autre contact que celui du personnel soignant, lui-même réduit au strict minimum. Certains se laissent mourir... Quelles solutions pourraient être apportées aux ravages que provoque l'isolement dans ce contexte de pandémie ? Qu'est-ce qui pourrait "faire tenir" les plus fragiles, selon vous ?
Je pense que ce n'est pas une « règle » identique venant d'en « haut » qui peut aider à résoudre les problèmes complexes survenant de surcroît dans l'urgence. C'est plutôt la bienveillance (qui est une vertu) de ceux qui habitent les lieux qu'il faut. Cette bienveillance permet en effet d'être créatifs dans la recherche des moyens adéquats en vue de poursuivre le bien de tous.
Il est réellement compliqué de répondre à la question car d'une part il faut protéger ces personnes et d'autre part il faut les accompagner. Je pense que c'est vraiment au cas par cas qu'on peut trouver la réponse la plus adéquate et pas à travers une "règle". Il y a de formes de compassion qui sont inadéquates (et servent à mettre notre conscience tranquille - par exemple laisser aller et venir des gens dans les maisons de repos est dangereux pour les résidents). Mais les interdiction par règlement, sans tenir compte du contexte, sont aussi déraisonnables.
C'est pour cela que, pour moi, le seul chemin est celui de la vertu de bienveillance qui, compte tenu d'une règle très générale (par exemple la nécessité d'une distanciation sociale), conduit à laisser une certaine autonomie aux personnes appelées à gérer la situation dans un contexte particulier. Mais parler de cela aujourd'hui est pris comme naïveté et abstraction, alors que l'expérience montre le contraire!
Que penser de ces fins de vies "sacrifiées", de ces personnes qui risque de mourir moins confortablement et moins sereinement que ceux avant ou après la crise ? Dans ce contexte, est-il encore possible de "bien mourir" ces jours-ci ?
La question est complexe et les réponses difficiles à donner. On est visiblement coincé entre une crise sanitaire grave, qui doit être abordée dans l'urgence avec des mesures de confinement strict et qui a comme conséquence le fait que de nombreux malades meurent dans la solitude mais qui doit être abordée dans l'urgence avec de mesures de confinement strict, et la « compassion » qui nous pousse à désirer un accompagnement humain des mourants.
Dans cette situation, ce sont les personnes qui ne se trouvent pas en fin de vie, mais qui sont fortement handicapées par la maladie qui souffrent davantage. Comment expliquer à un malade d'Alzheimer en stade avancé que la situation de crise sanitaire impose l'arrêt de visites de ses proches ? Comment le lui faire comprendre ? Ces situations de dilemme – qui ne peuvent être abordées autrement que par la vertu de « prudence » telle que décrite plus haut – témoignent de notre propre vulnérabilité à tous et de la nécessité qui s'impose à nous de reconnaître que nous ne sommes pas maîtres de nos existences, et qu'une part de souffrance ne nous est jamais épargnée, quoi que nous fassions. C'est douloureux, mais c'est une porte ouverte pour apprendre l'humilité et pour devenir conscient que, dans certaines situations, il n'y a que notre attitude d'hommes et femme « vertueux » qui peut nous aider à trouver les solutions les plus adéquates. Du « politique », en tant que responsable de l'organisation de la société, on attendrait cependant que la condition des mourants et des personnes porteuses d'un handicap lourd ne soit pas « oubliée », et qu'un soutien au personnel soignant et aux familles soit aussi accordé en priorité à ces situations.
Les enseignements de la crise
En quoi prendre soin des plus fragiles (personnes âgées, malades, handicapées, ...) contribue-t-il au bien commun ?
On voit bien aujourd'hui que la prise en compte de notre vulnérabilité à tous engendre une société plus attentive aux relations sociales, au bien commun, plus solidaire et plus résiliante aussi. Cela est paradoxal car les initiatives de générosité et de solidarité se multiplient alors qu'on est contraint à rester chez soi et à ne plus voir les autres (amis, collègues, voisins, etc.). C'est bien la preuve que, lorsqu'on reconnaît sa vulnérabilité, on découvre que nous sommes tous liés et qu'on ne peut s'en sortir seul, de façon individuelle, en comptant sur une « autonomie absolue ». Cette dernière est un leurre, une « abstraction », une expérience de pensée, et la situation de vulnérabilité généralisée à laquelle nous sommes tous soumis à cause de la pandémie en témoigne de façon on ne peut plus claire. Il faudrait avoir le courage (politique aussi) de « reconstruire » à partir de ce constat. Car visiblement, l'accueil de la vulnérabilité – la nôtre et celle d'autrui ! - nous ouvre davantage au bien commun, qui est aussi ouverture au lien qui nous lie les uns aux autres.
La santé touche notre propre corps : parce que ce corps est menacé par la crise du coronavirus, notre incapacité à tout contrôler nous saute aux yeux. Fallait-il cela, en notre chair, pour comprendre notre interdépendance ?
Je pense que ce serait une grave erreur de penser que nous avons besoin de faire l'expérience du mal pour découvrir le bien. Pour découvrir le bien, il y a d'autres chemins, et notamment celui de notre coeur qui est naturellement ordonné au bien, si seulement nous sommes prêts à l'écouter et à le suivre. Alors, j'aime appeler les choses par leur nom : la pandémie est un mal, elle nous fait du mal, elle nous met dans une condition désastreuse et elle nous fait souffrir. Nous ne pouvons la souhaiter à personne et encore moins à nous-mêmes et à nos proches. Nous devons tout faire pour combattre ce mal et faire en sorte qu'il s'éloigne de nous et qu'il ne revienne pas !
Ceci-dit, nous devons aussi avoir l'humilité de ne pas penser que nous pouvons, un jour ou même aujourd'hui, devenir tout-puissants. Le mal est un scandale, mais nous ne pouvons pas l'éliminer de nos vies. Cette expérience inévitable du mal qui touche tout homme dans sa chair est donc une expérience qui doit être acceptée comme telle. C'est le déni de cette expérience et l'illusion que nous pouvons lui échapper (par exemple en l'évacuant dans la distraction de la vie présente, en nous réfugiant dans nos illusions de puissance grâce au pouvoir ou à l'argent, dans les plaisirs, dans les drogues voire même dans les projets d'hommes augmentés) qui nous rend fragiles lorsque le mal tombe sur nous.
C'est pour cela que l'éducation de notre « coeur » et l'accueil systématique de la vulnérabilité lorsqu'elle se manifeste à nous – sous toutes ses formes ! - constituent de remèdes, parce qu'ils nous éloignent des illusions et du rêve de toute-puissance. Ce n'est pas la recherche de la souffrance qui va nous sauver, mais l'attention à notre propre humanité, et l'accueil de celle-ci en nous-mêmes et dans les autres, en tout ce qu'elle est, profondément.
7° Quel est le moteur premier de l'élan qui pousse un être humain à miser sur le bien commun ? Est-ce une vision de l'homme, de la vie en société ?
Je pense que le moteur de l'ouverture au bien commun est l'attention à ce que j'ai décrit plus haut comme notre humanité la plus profonde, notre humanité à tous. L'éducation à l'écoute de cette humanité devrait être la préoccupation première de nous tous, et de la société toute entière. Cela peut paraître naïf, mais je pense personnellement que c'est le seul élément qui puisse donner des fruits dans le temps. Dans cette éducation peuvent germer les « vertus » (telles que nous le voyons apparaître sous nos yeux en ce temps de pandémie et de confinement), et de celles-ci un véritable agir « citoyen ».