Au sortir de la crise sanitaire, la tendance est forte d'oublier les répercussions de la pandémie et du confinement sur les personnes plus fragiles. Avec l'éclairage d'Eric Vermeer, infirmier, éthicien, psychothérapeuthe et président d'un comité d'éthique, l'Institut Européen de Bioéthique souhaite revenir sur le vécu de cette crise par les patients psychiatriques. Malgré le contexte actuel de reprise économique et sociale, Eric Vermeer invite à ne pas oublier les répercussions physiques et psychologiques du confinement, et à tirer des leçons pour l'avenir.
Comment avez-vous été confronté, dans votre profession, au Covid-19 et aux mesures sanitaires qui ont été prises par les autorités ?
Le monde des soignants a été fortement ébranlé avec l'arrivée de la pandémie. Pour ma part, j'ai pu le constater avant tout à travers ma fonction d'éthicien et de président d'un comité d'éthique au sein d'un centre neuro-psychiatrique.
Très vite, un sentiment d'insécurité s'est installé dans l'établissement. A l'époque de la toute-puissance médicale, où l'on opère des patients à distance par le biais de la robotique, où la médecine est devenue de plus en plus pointue, surtout dans le domaine de l'investigation, et où le transhumanisme semble avoir raison de tout, un minuscule virus paralyse le monde et nous rappelle notre vulnérabilité.
La collaboration entre les experts scientifiques et le monde politique n'a pas empêché un profond malaise dans le monde hospitalier. La peur, vécue différemment par chacun des soignants, était réelle et a eu un impact tangible sur la qualité de vie des patients.
Quelles ont été les répercussions du confinement sur les patients psychiatriques ?
Les patients psychiatriques ont toujours été les « grands oubliés » dans le monde médical. Cette crise a montré que la stigmatisation des personnes souffrant de troubles psychiques reste très ancrée. Certains médecins se sont même demandés s'il fallait opérer un « triage » dans les services d'urgence, et déclarer “non prioritaires” les personnes souffrant de troubles psychiques. Comme si ces personnes avaient moins de valeur que les autres…
Pour nous, soignants, la prise en charge de ces patients plus fragilisés est difficile : des patients psychotiques, bipolaires, border-line ou névrosés, demandent un encadrement sécurisant, un accompagnement empathique et un espace communautaire qui favorisent une meilleure insertion dans le réel.
Dès lors, comment leur parler du confinement ? Comment leur dire qu'ils doivent rester dans leur chambre sans que cela génère un surcroît d'angoisse ? Le travail est ardu, énergivore et demande beaucoup de temps.
La situation évolue à présent. Mais pendant le confinement, les patients, sclérosés par la peur, ont très mal vécu leur hospitalisation et la percevaient, pour beaucoup, comme un milieu carcéral. Ce genre de situations cliniques nous sont arrivées régulièrement au comité d'éthique, avec ce questionnement : comment respecter les consignes gouvernementales mais aussi la liberté des personnes fragilisées qui se sentent menacées et enfermées ? Un simple exemple : les patients fumeurs ne pouvaient plus se rendre dans l'espace qui leur était dédié. A la place, ils recevaient un patch et restaient dans leur chambre. Les activités corporelles furent suspendues (psychomotricité, danse, ballades, fumer dehors). Pour les patients qui ont déjà un rapport fragilisé à leurs corps, cela augmente encore davantage la dissociation corps-esprit. Certaines situations donnaient l'impression d'un désinvestissement réciproque : dans les soins ou les activités, de la part du personnel, et un désinvestissement psychologique exprimé par les patients. L'isolement qui en découlait était difficile à vivre pour de nombreux patients. Il y a même eu des demandes d'en finir : “à quoi bon vivre encore, si je ne vois plus mes enfants?” On peut réellement mourir de solitude...
La crise a aussi affecté des personnes qui auraient dû être prises en charge par les cliniques neuropsychiatriques mais qui n'ont pas pu, faute de place. Les hôpitaux généraux ont demandé aux cliniques neuro-psychiatriques d'accueillir des patients fragiles psychologiquement, pour offrir davantage de lits, dans les hôpitaux traditionnels, aux patients susceptibles d'être infectés par le Covid. Ces arrivées ont à leur tour limité le nombre de places disponibles dans les cliniques neuro-psychiatriques, et de nombreux patients psychiatriques qui auraient dû y séjourner n'ont pas pu entrer pour cette raison. Il est évident que la solidarité doit se vivre mais pas au détriment des patients souffrants de troubles psychiques et qui ne sont pas infectés… Aujourd'hui encore, alors que la pandémie semble s'estomper, « beaucoup de patients sont en attente d'un rendez-vous le plus rapidement possible mais nous ne pouvons pas leur offrir de date de rencontre actuellement » a expliqué le docteur de Longueville, médecin au centre neuro-psychiatrique du Beau-Vallon.
Avez-vous aussi observé des répercussions psychologiques chez des personnes qui, avant le confinement, n'avaient pas de fragilité psychologique particulière ?
De manière générale, le Covid a véritablement créé une onde choc. Dans la récente étude de la Naval Medical University, conduite à Wuhan, premier foyer de l'épidémie, l'apparition d'un syndrome de stress post-traumatique était de 4,8 % dans la population et pouvait aller jusqu'à 18 % dans la population vulnérable. (Pour rappel, ce syndrome est un ensemble de symptômes découvert chez les soldats revenant de la guerre du Vietnam, qui recouvre phobies, peurs, insomnies, cauchemars, troubles comportementaux, comportements asociaux, retrait social…) Ce syndrome post-traumatique est présent également en Europe et devra nécessiter une lourde prise en charge. Il y a par exemple des personnes qui n'osent plus sortir de chez elles, de peur d'être contaminées.
Dans notre centre, nous avons accueilli des personnes devenues dépendantes de l'alcool sur le temps du confinement. L'alcool agissait chez elles comme un psychotrope, pour canaliser la peur.
Quel rôle ont joué les médias par rapport à ces répercussions psychologiques ?
Il est évident que la peur a été maximisée et véhiculée par les médias. Même si le coronavirus est extrêmement contaminant, faut-il rappeler qu'il est aussi extrêmement peu létal, hors cas de comorbidité lourde ? Les médias nous « matraquaient » quotidiennement pour nous annoncer le nombre de morts suite au Covid-19 mais pourquoi restaient-ils si frileux pour nous annoncer les guérisons qui sont de l'ordre de 98% ? Nous estimons à plus de 400.000 les Belges infectés qui ont été guéris mais nous ne parlons que des 9.000 personnes décédées…
Les consignes sont à respecter, évidemment, et la manière dont certains Belges se comportent est irresponsable, mais soyons vigilants à la pandémie de la peur qui est tout aussi délétère que la pandémie du virus. Les patients, en psycho-gériatrie, ne vont pas mourir du Covid mais risquent de mourir de solitude, comme cela peut être aussi le cas dans les maisons de repos.
Beaucoup de psychiatres constatent une hausse de suicides durant ces derniers mois et les services d'urgence psychiatrique sont débordés suite à une explosion de décompensations psychiques. Voici un exemple qui est loin d'être isolé. Suite au Covid, madame X, comptable, fait du télétravail, en écoutant très régulièrement les informations. Lorsque son patron lui dit qu'elle peut revenir travailler à l'entreprise, elle « pète les plombs » et entre aux urgences psychiatriques pour se faire hospitaliser. Après plusieurs jours d'observation, le psychiatre souhaite la renvoyer chez elle mais elle refuse, estimant qu'elle est plus en sécurité à l'hôpital qu'à la maison…
Comment réagir lors d'une pandémie de la sorte sans semer la peur ?
Il s'agit de vivre dans le réel, sans illusion ni interprétation. Le virus est réel ; donc assumons pleinement nos responsabilités de citoyens, en respectant la distanciation sociale, le port du masque dans certaines circonstances et le lavage des mains, mais évitons d'entrer dans une peur irrationnelle.
Aux dires de plusieurs psychiatres, les exemples de personnes qui se sont mises à consommer de l'alcool durant le confinement et à déprimer, sont légion. La peur générée par les médias a favorisé cette augmentation de l'alcoolo-dépendance et de la dépression. Nous aurons probablement bientôt des chiffres qui viendront confirmer ce qui est plus qu'une hypothèse.
Vous vous demandez peut-être où était la voix des psychologues et des psychiatres pendant tout ce temps ? Encore fallait-il leur donner la parole… car il est difficile de revendiquer une intervention dans les médias, si ceux-ci ne la sollicitent pas.
Pensez-vous qu'il y a aura des effets à long terme sur la santé psychologique des personnes ? Le rapport à l'autre a-t-il changé ?
Je pense qu'une certaine suspicion de l'autre s'est installée. Pour beaucoup, sortir de chez soi devient dangereux. Notre voisin est devenu un ennemi potentiel, susceptible de nous infecter. Voilà ce que pense une majorité de personnes et c'est là que s'installe la véritable tragédie. La peur tue les relations, elle vient court circuiter notre relation de confiance à l'autre… Ce qui fait notre identité profonde, c'est notre capacité d'entrer en relation avec l'autre par différents canaux.
Le danger serait que le canal kinesthésique (le toucher) soit sous-estimé, voire évincé, en faveur des relations virtuelles. Or, nous savons combien nous avons besoin de nous embrasser et de nous serrer dans les bras. Cela fait partie de notre humanité la plus essentielle.
Le risque de scléroser la relation est réel mais j'ose croire que l'homme aura encore la sagesse pour réagir et ne pas disqualifier toute communication non verbale dans la rencontre à l'autre.